14ème étape : Barcelone, le 22 mai 2023
Barcelone, dernier jour. Demain, arrivée à Marseille. Il faudrait que je trouve un souvenir pour Papi et Mamie. Je n’ai rien acheté à Majorque, forcément. Et comme prévu, je ne suis pas descendu du bateau aujourd’hui, de toute façon j’ai dormi jusqu’à 3h de l’après-midi. A part des trucs horriblement chers ou horriblement kitchs (ou les deux), il n’y rien à vendre à bord, je ne vais quand même pas leur rapporter une bouteille de pastis ! Ça y est, je sais : j’ai vu qu’ils proposaient un service d’impression sur objets, en haut de l’escalier du 12ème pont. J’ai quand même pu prendre quelques photos magnifiques en deux mois, notamment pendant ce fichu week-end au parc naturel de la Peninsula de Llevant. Je vais en choisir deux et les faire imprimer sur des mugs, je sais que ça leur fera plaisir.
A part ça, ma nuit de boulot a été calme, très calme, je tombais de sommeil, j’ai failli m’endormir, l’horreur. Heureusement, un gardien de nuit est venu faire la conversation vers 3h du matin, ça m’a un peu tenu éveillé. Il m’a parlé d’une passagère, une vieille dame maigre comme un clou : depuis quelques temps, chaque fois qu’elle revient du restaurant, elle commande un deuxième repas dans sa cabine. Ça commence à jaser parmi le personnel de bord. Peut-être un début d’Alzheimer, ai-je hasardé. De toute façon, dans des endroits comme ici, les excentricités, tout le monde s’en fout tant que les clients payent.
Mais il se passe quand même des trucs vachement bizarres, sur ce bateau. En revenant à ma cabine après mon service, ce matin à l’aube, j’ai vu un fantôme. OK, j’ai peut-être rêvé, il ne faisait pas très clair et je marchais comme un zombie. Mais sur le pont, j’ai vu une fille accoudée au bastingage, dans une grande chemise de nuit claire, on aurait dit une Ophélia. Elle regardait la mer en contrebas, l’air de se demander : « Je saute ou je saute pas ? » J’ai fait quelques pas vers elle, elle s’est tournée vers moi et elle m’a jeté un regard pas croyable, et puis elle a disparu, littéralement. Je n’ai pas compris où elle était passée.
Après, en arrivant à la porte qui mène à l’escalier du personnel, vers l’infirmerie, j’ai croisé un grand black qui sortait. J’ai pensé que c’était un employé mais non, le soir, je l’ai vu attablé au restau avec les autres passagers. Mais qu’est-ce qu’il foutait en bas, lui ? Il était assis avec une meuf qui avait l’air de planer total, du genre illuminée qui a vu la Vierge. Y’en a deux autres, aussi, pas mal dans le même genre. Une fille et un garçon de mon âge qui se promènent partout main dans la main, avec un sourire bête et des yeux de merlans frits. Quand j’ai pris mon service, je les ai vus faire les crétins à la proue du bateau. Ils se croient dans Titanic, ma parole !
J’en ai vu un autre qui détonne, lui aussi. Il ressemble aux gamins de CAP du lycée où j’étais pion l’an dernier, sauf qu’il marche le nez dans les mêmes bouquins que ma mère qui est prof de français. Ça fait deux fois qu’il me rentre dedans, c’est tout juste s’il s’excuse.
Mais le pompon, ça a été tout à l’heure. Je revenais de la buanderie en poussant mon chariot de nappes propres, que j’apportais au restaurant. Je me suis arrêté pour refaire mon lacet et quand je me suis relevé, je me suis trouvé nez à nez avec une ado aux yeux bridés. Je l’avais déjà repérée hier : avec son père noir (il y a beaucoup de noirs sur ce bateau, tiens, c’est marrant) et sa mère rebeu, elle n’est quand même pas banale. Elle m’a regardé avec étonnement.
« Vous êtes nouveau ? Je ne vous avais encore jamais vu.
On est je ne sais pas combien à bosser sur ce bateau, elle prétend connaître tout le monde ?
– Vous venez d’où ?
Et elle vient d’où, elle, d’abord ? Un frisson désagréable m’a parcouru le dos. C’était juste une gamine, pourtant, mais je suis redevenu parano.
– De la Creuse, ai-je répondu prudemment.
– Ah ? Vous aussi, vous avez-été adopté ? m’a-t-elle lancé, les yeux écarquillés.
Ça m’a tellement estomaqué que j’ai dû prendre appui sur la poignée de mon chariot.
– Pas moi, mon père, ai-je articulé dans un réflexe.
– Et il vient d’où, votre père ?
C’est pas possible, elle va pas lâcher.
– Il est né à la Réunion.
Elle a eu l’air déçu.
– En France ? C’est pas une vraie adoption, alors… Moi, je suis vietnamienne, a-t-elle ajouté fièrement. Mais ça ne fait pas longtemps que je le sais. »
J’ai rien répondu, j’ai pris mon chariot et je suis reparti en direction du restaurant.
Le Costa Raviera, en fait, c’est peut-être une croisière thérapeutique ?