Ouf, je peux enfin me détendre. Assis dans mon coin, un verre à la main, j’écoute la musique qui sort des haut-parleurs en regardant vaguement les clients accoudés au bar. Sympa, le chef : il m’a dit que pour mon premier jour, il m’autorisait à terminer mon temps de repos dans le lounge en buvant une bière – une seule. Et le gars qui s’occupe de l’ambiance musicale du goût. Du blues, voilà ce qu’il me faut pour oublier ces derniers jours à Majorque.
La fine idée que j’ai eue, vraiment, de venir me terrer ici. Une île, pourtant, je le sais bien, c’est toujours un piège. C’est là qu’on envoyait les bagnards, ce n’est pas pour rien. Moi, j’ai l’impression d’être un évadé d’Alcatraz, et pourtant, je n’ai même pas la police aux trousses. Ça les ferait même bien marrer, s’ils savaient. D’ailleurs, si ça se trouve, ils le savent. Tout se sait, sur une île, à ce qu’il paraît.
Bon, sur ce bateau, au moins, personne ne me connaît. Des croisiéristes qui terminent leur périple sur la Méditerranée, le nez au vent ou dans leurs propres problèmes, des employés qui turbinent dans tous les coins, personne ne fait attention à moi, c’est parfait. J’ai eu de la chance de pouvoir me faire embaucher comme ça, au dernier moment, grâce à Francisco. Je lui dois une fière chandelle. Si j’avais dû rester à Majorque jusqu’à l’automne, comme prévu, je ne sais pas comment j’aurais fait.
Personne ne me connaît, mais y’en a qui ont quand même l’air de calculer vite. Jordan, par exemple, le groom. C’est le premier que j’ai croisé en gagnant les cabines du personnel. Il m’a regardé, étonné : normal, un nouveau qui débarque deux jours avant l’arrivée, c’est louche. Mais ça, je m’y étais préparé, j’avais mon discours tout fait : après deux mois à travailler à la Conciergerie d’un grand hôtel de la côte Est de l’île, j’avais eu l’opportunité de faire un remplacement sur le Costa Raviera, ce qui me permettrait peut-être d’être embauché pour les prochaines croisières, mon rêve de toujours. Jordan m’a regardé d’un air de celui à qui on ne l’a fait pas, et m’a répondu : « Ecoute, ce que t’as fait avant, ça ne me regarde pas. T’es le bienvenu ici mais je te préviens, ça fait deux semaines qu’on vit tous ensemble sur ce bateau. Personnel et passagers. On se connaît tous, alors ne cherche pas à raconter d’histoires. »
Ça, je me doute bien qu’en deux semaines, il s’en est passé des choses ici. J’ai bien vu en deux mois au Can Simoneta. Et un bateau, c’est jamais qu’une île flottante, le caramel en moins.
Ma montre affiche 23h30. Encore 30 minutes avant ma prise de service, et 3h30 avant qu’on lève l’ancre. Il me tarde qu’on soit en haute mer, que tout ceci soit derrière moi. J’ai accepté d’être de nuit, même si j’aurais bien besoin de dormir. Pas grave, je dormirai demain, pendant que les passagers s’égayeront à Barcelone. Barcelone, je connais, ça va. Et puis, je préfère éviter de me monter, on ne sait jamais. La mère Pilar, elle a une nièce à Barcelone, je crois bien. Je suis peut-être parano, mais je préfère rester à bord jusqu’à Marseille. Elle a quand même mis toute sa famille en branle, à Majorque, pour me courir après, alors que j’avais rompu mon contrat dans les règles. Tout ça parce que sa fille chérie a cru qu’il pourrait y avoir quelque chose entre nous. C’est de ma faute, aussi, je n’aurais jamais dû aller camper avec elle dans le parc naturel de la Peninsula de Llevant pour le week-end prolongé du 1er mai. Mais c’est pour ça que je suis venu à Majorque, moi : pour voir les oiseaux migrateurs. C’est l’un des plus beaux endroits d’Europe pour les observer. Et Maria a grandi ici, elle les connaît bien. C’est la pleine saison des retours, qu’elle m’avait dit, tu verras, c’est magnifique. J’aime tellement les oiseaux que je dois avoir un peu de leur cervelle, parce que je n’ai rien vu venir.
Pourtant, c’était le bon plan : sept mois à jouer les valets de pied dans un palace, empocher les pourboires, et profiter du reste du temps pour explorer la nature majorquine et regarder les oiseaux. Après ça, je pouvais rentrer terminer mon Master à Limoges. Et me voilà à revenir en France comme un voleur, moins de deux mois plus tard, ventre à terre. Enfin, ventre sur mer, mais ça ne change pas grand-chose.
Je viens de voir passer Chloé, un plateau dans les mains. Je sais qu’elle s’appelle Chloé parce que c’est comme ça que Jordan l’a appelée tout à l’heure. C’est la seule dont je connaisse le prénom. Pas très souriante, c’est dommage, parce qu’elle est assez jolie. Ils ont l’air tout à leur truc, les nouveaux collègues, mais c’est normal. C’est ça, le boulot dans un palace, je l’ai bien vu. Je ne suis ici que pour deux jours, je ne vais pas tellement pouvoir m’intégrer, c’est dommage. J’aurai déjà tout juste le temps d’apprendre à m’orienter sur ce rafiot, repérer les 14 ascenseurs et reconnaître chacun des 13 ponts. Peut-être qu’à l’arrivée à Marseille, j’aurai compris où se trouvent les trois piscines, mais ça me fera une belle jambe. A ce moment-là, c’est surtout la gare Saint-Charles qu’il faudra que je réussisse à trouver.
Bon allez, minuit moins dix. C’est l’heure, au boulot.